Si vous n’avez pas été voir Degas et ses monotypes de bordels parisiens au musée d’Orsay mais que vous avez envie de découvrir l’univers de la prostitution à la fin du XIXe siècle dans une grande capitale européenne, vous devez lire « La rose pourpre et le lys » de Michel Faber. Sorti en 2005 pour la traduction française, cet énorme (1143 pages) livre* nous offre une année de la vie de multiples personnages.

Sugar (Sucre) est une prostituée de 18 ans qui exerce depuis 5 ans déjà** son métier chez Mrs Castaway (dont on apprend au cours du récit qui est vraiment cette femme et ce n’est pas reluisant) dans un quartier de Londres qui abrite toute une faune misérable et où l’apparence, comme dans toutes les couches de la société de cette époque -on est en 1875-, dit qui vous êtes et qui vous n’êtes pas. Ainsi les femmes pauvres ne peuvent pas porter de gants car on croirait qu’elles les ont volés alors que les femmes bien doivent en porter en toute circonstance, sauf à leur domicile. Cette Sugar est différente à maints égards. D’abord…

elle fait « tout » ce qui lui donne une certaine réputation dans le milieu interlope des prostituées et de leurs clients. Grande et maigre, elle s’habille comme une dame, le plus souvent de vert foncé, ce qui fait ressortir ses cheveux roux. Malgré un psoriaris très étendu qui dessine des « rayures de tigre » sur sa peau et lui donne des démangeaisons constantes, elle est très recherchée. Surtout Sugar lit, beaucoup, et écrit un roman. Une ambition la tenaille : sortir de sa condition.
Quand William Rackham, qui est à la tête d’une usine de parfums, savonnettes et eaux de cologne, fait sa connaissance, il n’a de cesse de vouloir la garder pour lui seul et va y parvenir. Pendant ce temps, la femme de William, Agnes, « parangon de la féminité en porcelaine », ravissante femme-enfant peu aimée, s’enfonce dans un délire qui l’éloigne de la réalité, de son mari et de sa fille Sophie. Il y a bien d’autres personnages, d’autres vies. Le livre s’ouvre avec Caroline, amie de Sugar, tombée dans la prostitution en désespoir de cause, dans sa pauvre chambre froide, « son plancher moisi, son plafond noirci par la fumée, son odeur de cire, de sperme et de vieille sueur » et un accident de fiacre que Caroline voit de sa fenêtre. Le temps que le cocher aille chercher des bras pour récupérer la voiture, des hordes de gamins surgissent pour désosser la carcasse.

Ce premier chapitre donne le ton du livre. Foisonnant, riche en détails historiques, flamboyant et surprenant. Faber (né en 1960 aux Pays-Bas, ayant vécu longtemps en Australie, vit actuellement en Ecosse) a conçu ses personnages avec ce qu’on pourrait appeler de l’amour. Il n’y a pas la dureté de Balzac, ni l’ironie de Proust, ni la psychologie un peu factice et formatée des auteurs américains d’aujourd’hui qui ont tous suivi des cours de « creative writing ». Inspiré par l’étude des romans victoriens, il a construit ce roman en prêtant une grande attention à sa structure ce qui a été la réponse à la difficulté qu’il rencontrait toujours : il n’arrivait pas à finir les romans qu’il commençait. « Pour être certain d’arriver à finir, il faut tout planifier de manière obsessionnelle »***. 20 ans et des tonnes de recherche historiques après (oui, il a mis 20 ans pour finir son oeuvre), le résultat est sensationnel.

La fin du livre est stupéfiante. Comme l’écrit le narrateur qui ouvre**** et ferme le livre : « Une séparation brusque, je sais, mais il est toujours ainsi, n’est-ce pas ? Vous pensez que cela durera toujours, et soudain c’est fini ».Des milliers de lecteurs indignés, éplorés, abandonnés, ont écrit à Faber pour le supplier d’écrire la suite, de dire ce que devenaient tous ces personnages. Il s’est contenté d’abord de répondre : « Je pense que Sugar va bien s’en sortir ». Il a toutefois écrit, non la suite des aventures de Sugar, William et Sophie mais « Les contes de la rose pourpre ». Quelques petits récits où l’on retrouve certains des personnages, parfois des années après l’époque du roman ou bien quelques moments avant. Très astucieux. Le lecteur n’a plus qu’à combler les vides comme il veut. Et ça, c’est l’art d’un vrai romancier !

* Personnellement j’aime les gros livres qui pèsent lourd, surtout en vacances quand j’ai plus de temps. On peut préférer la réédition en poche (Points Seuil) en deux tomes.

** Pour en savoir plus sur la prostitution en France à la même époque, on peut se reporter au livre de Laure Adler « la vie quotidienne dans les maisons closes. 1830-1930 », réédité en poche (Pluriel).

*** Interview dans January magazine, novembre 2002. Où il remercie sa seconde femme pour son soutien : mettre les manuscrits dans les enveloppes, l’encourager à participer à des concours de nouvelles -ce qui lui a permis de rencontrer son éditeur.

**** « Faites attention où vous posez les pieds. Gardez toute votre tête; vous allez en avoir besoin. La ville où je vous emmène est vaste et compliquée, et vous n’y êtes jamais allé ».

Publié dans une version un peu plus courte chez So Busy Girls