Eva Illouz parle d’amour
Depuis quelques temps, Eva Illouz et ses livres aux titres bien trouvés (Le sentiments du capitalisme, Pourquoi l’amour fait mal, Happycratie, La fin de l’amour) est partout, à la télévision, dans la presse féminine, à la radio… Elle creuse le filon de la relation amoureuse comme Jean-Claude Kaufmann a creusé celui du quotidien – et de l’amour, tiens donc! (La chaleur du foyer, La trame conjugale, La femme seule et le prince charmant, Premier matin, Casseroles, amour et crise, Un lit pour deux, L’amour qu’elle n’attendait plus, etc., etc).
Le point commun de ces deux auteurs : ils sont des sociologues. Leurs livres s’appuient sur des témoignages recueillis chez des témoins bien choisis et un socle de connaissances parfois abscons.
Les lecteurs sont surtout des lectrices, on le sait. Pour savoir où on en est de l’expérience amoureuse, on a le choix entre des romans, écrits par des hommes comme par des femmes, toutes sortes de romans, de Camille Laurens à Marc Lévy, en passant par Marguerite Duras et Balzac qui reste un maître absolu sur le sujet.
Comme le sujet m’intéresse encore, j’ai lu Pourquoi l’amour fait mal (Warum Liebe weh tut), l’expérience amoureuse devant la modernité, sorti en 2012 (Seuil, Bibliothèque des idées). C’est clairement un ouvrage de sociologie et à ce titre, la lecture n’en est pas toujours fluide, même si l’auteure fait un effort pour s’abstraire du jargon professionnel. Le choix du titre a toute son importance, donnant l’impression qu’on va lire un ouvrage de self-help, alors qu’on parcourt l’établissement des relations amoureuses et du couple constitué par le mariage, à travers les époques, surtout les 19ème et 20ème siècles. L’auteur postule que « l’organisation sociale de la souffrance amoureuse a profondément changé » et que « la quête amoureuse est devenue une quête douloureuse ». Avant, pour la majorité des hommes et des femmes, il s’agissait de trouver quelqu’un avec qui faire sa vie (se marier, avoir des enfants) dont le statut social et le physique soient acceptables et qui partage les mêmes valeurs, celles d’un milieu donné. L’affection viendrait ensuite au fil de la vie commune. Ce qui a pu faire le lit de l’insatisfaction (le bovarysme, état d’âme d’Emma Bovary, l’héroïne de Flaubert). Aujourd’hui, on attendrait de l’émotion, de l’engagement, de la passion, des échanges de haut niveau, ou comme me le disait un homme que j’ai récemment rencontré « du désir et de la tendresse » (et ce dès la première rencontre!), le tout de façon quasi immédiate* et pourtant durable. Ce qui entraîne beaucoup d’exigences, de difficultés à s’engager et de désillusions…
Illouz nous dit également que nos échecs amoureux ne sont pas (forcément) liés à des explications psychologiques (une enfance douloureuse, des traumatismes psychiques non résolus). On peut faire l’économie de longues séances de psychanalyse et aller dépenser son argent ailleurs puisque, de toutes façons, la réussite n’est pas toujours au bout du chemin.
On voudrait jouir sans souffrir. L’autre doit nous réassurer au quotidien sur notre valeur, notre apparence, notre image extérieure et intime. Et pourtant, les journaux, les livres de développement personnel nous répètent à longueur de ligne qu’il faut d’abord s’aimer soi-même. L’amour de soi passant avant celui de l’autre ne facilite pas la durée des relations. Il faut rester libre, laisser l’autre libre et s’assurer « en même temps » d’un attachement réciproque…
Malgré tout elle ne fait pas l’impasse sur le fait que l’amour est généralement plus difficile à trouver pour une femme que pour un homme qui aurait davantage de choix et serait en position dominante (elle s’attache aux relations hétérosexuelles). Ceci n’a toujours pas vraiment changé. Surtout pour une femme qui a dépassé les … (60 ans? 50 ans? 40 ans? ), il devient de plus en plus difficile de rencontrer quelqu’un avec qui on pourrait vivre cette relation sentimentale et égalitaire, souhaitée par la plupart d’entre nous. J’y reviendrai peut-être dans un autre billet consacré à mes expériences de rencontres en ligne.
Illouz s’appuie sur de nombreux romans du 19ème siècle, des blogs et chroniques en lignes, des séries télévisées et des témoignages (Israël, Etats-Unis). Le choix des témoins reflète, selon moi, un biais important : ce sont tous et toutes des personnes éduquées, pour qui la construction d’une relation amoureuse est une chose complexe et soumise à de nombreux critères socio-culturels. Il n’est jamais question des milieux et des pays où les mariages arrangés existent encore. Sans même parler de mariages arrangés par les familles ou les parents (les sortes de « foires » aux maris en Chine, pendant lesquelles les mères exhibent la photo de leur fils et son cv pour lui trouver l’épouse idéale, comme nous l’a montré un documentaire sur Arte) ou un marieur**, il y a des milieux (l’aristocratie, la très grande bourgeoise, les ultra-riches) où on préfère l’entre-soi qui garantit que l’éducation reçue, le respect des valeurs et la conscience non de soi, mais de sa filiation, seront le corset d’une relation matrimoniale durable et satisfaisante, du moins en apparence. A cet égard, le joli livre que Sophie des Déserts et dont j’ai déjà parlé ici a consacré à Jean d’Ormesson (Le dernier roi soleil, Fayard) montre parfaitement comment la femme de ce dernier a supporté toutes les infidélités et absences de son mari pour continuer à tenir sa place et son rang de « femme et fille de »…. Comme l’écrit Sophie des Déserts : « Il n’est jamais sorti de sa classe. Grâce à l’immense fortune de Françoise, son épouse, héritière des sucres Béghin-Say, Jean d’Ormesson a pu avoir une vie entièrement vouée à l’écriture, totalement détachée des contraintes matérielles. Son fidèle majordome, Olivier, lui préparait son bol d’Ovomaltine tous les matins et lui servait ses repas. Françoise lui a laissé la lumière et lui a permis de mener une vie mondaine dans son hôtel particulier de Neuilly ou sa villa en Corse. Grâce à elle, il a fréquenté très tôt la jet-set. » Il doit aussi à sa femme son poste au journal Le Figaro. Que pensait, ressentait Madame d’Ormesson? On ne le sait pas.
L’amour et ses mystères…
* Peut-être aurait-il aimé (avant de fuir épouvanté) rencontrer cette femme… (merveille de ce blog qui recèle des trésors par moi oubliés!)
*** A cet égard, la série israélienne Shtisel nous offre un aperçu du mode de vie des Juifs ultra-orthodoxes (haredim) de Jérusalem. Filmée comme un soap-opera, elle nous fait rencontrer un rebbe veuf, Shulem, dont le dernier fils, Akiva, vit encore avec lui, et le reste de la famille : la fille dont le mari est parti en Argentine, l’autre fils, une deuxième fille qui a rompu les liens avec sa famille mais pas avec la religion, le frère qui vit à Anvers et la mère qui est en maison de retraite. On croisera aussi une divorcée et une veuve, intéressées par ce veuf qui ne pense qu’à sa femme, un peintre qui fait faire ses tableaux par d’autres, un tout jeune aspirant rebbe…Chez ces gens-là comme aurait dit Brel, on se rencontre de manière très formalisée et par l’intermédiaire d’un marieur qui note sur son petit carnet les demandes d’époux et d’épouses, demandes présentées par les parents pour leurs enfants. Les candidats se rencontrent quelques fois, toujours dans des lieux publics, avant d’accepter de se marier . Après avoir refusé deux mariages, Akiva est considéré par tout le monde comme un taré, quelqu’un d’anormal et qui sera très difficile à marier… A la fin de la saison 2, va t-il enfin se marier avec sa cousine germaine, qu’on pourrait qualifier de « castratrice »? Les femmes de cette série sont souvent dépeintes dirigistes et autoritaires bien que très soumises au mode de vie imposé par les hassedim.
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De nombreuses pistes pour tenter de décrypter l’évolution de la relation amoureuse. Du mariage arrangé à la recherche d’affinités souvent introuvables. Les femmes osent davantage mais l’homme semble encore avoir la possibilité de disposer.