A défaut de pouvoir lire Yoga aux critiques diverses mais généralement négatives (je n’ai pas envie de l’acheter et les bibliothèques sont fermées), j’ai (re)lu Un roman russe d’Emmanuel Carrère (2007, P.O.L.).
Relu, car il me semble que je l’avais lu. Ou peut-être pas. La relecture n’a éveillé aucun souvenir en moi.
Ca faisait quelques temps que je ne lisais plus cet auteur, en fait depuis qu’il a quitté les rivages de la fiction  pour ceux de l’auto-fiction, bien qu’il n’aime pas ce terme. C’est le mot fiction qu’il récuse, préférant celui d’autobiographie comme il l’a dit dans les Inrocks en mars 2008.
Il insiste pour dire que « tout est vrai » dans ce Roman russe.

lire-pour-ecrire.blogspot.com
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Même si beaucoup de choses ne sonnent pas très juste.
La quatrième de couverture est pourtant alléchante. Il n’est pas certain que ce soit lui qui l’ait rédigée mais la rédaction en est très habile : « La folie et l’horreur ont obsédé ma vie ».. Il part en Russie « et quelque chose est arrivé : un crime atroce. La folie et l’horreur me rattrapaient ».
La folie et l’horreur ne sont pas les siennes, il fait allusion à L’adversaire, d’après l’affaire Jean-Claude Romand. Toujours dans les Inrocks, il reconnait qu’il a longtemps été « quelqu’un de très malhereux, sans avoir jamais rencontré de vrais malheurs ». Son petit secret familial (son grand-père maternel a probablement été exécuté sommairement par des résistants à la fin de 1944 pour faits de collaboration,) qui est aussi celui de sa mère n’a rien d’extraordinaire. D’autres que lui (Laurent Joffrin et Dominique Jamet par exemple), ont des ascendants qui ont fait des choix jugés plus tard répréhensibles, Dominique Jamet y a consacré un livre passionnant Un petit Parisien (2000, Flammarion).
Son récit mêle son histoire d’amour en cours avec une Sophie dont on peine à croire qu’il l’aime vraiment tellement les origines sociales différentes de cette femme le révulsent et lui font honte et une forme de retour à la généalogie familiale qui prend la forme du tournage d’un film dans une petite ville de Russie. Film  pour lequel il obtient des financements.
Qu’on se rassure : cet homme qui se plaint sans cesse tire profit de tout, son histoire familiale, ses atermoiements sentimentaux, sa vie sexuelle (qu’on peut résumer à : il en a une belle et grosse…), etc.

Ce qui est plutôt réussi, ce sont les passages russes. Il a saisi la folie alcoolisée des habitants, la pauvreté et la rusticité des lieux et, en quelques touches (thé noir, saucisson, vodka, fêtes locales), on pense voir leur vie quotidienne.
Tout ce qui touche son histoire d’amour est déplaisant : il se peint comme un type odieux, imbu de lui-même, jaloux, changeant et colérique (ce qui s’avèrera être sa folie maniaco-dépressive dont il parle dans Yoga). Affirmer de manière répétée  son caractère profondément névrotique semble plus une astuce qu’une véritable auto-critique :  regardez-moi, ce n’est pas ma faute si j’ai réussi, si je suis snob, si je bois trop et si j’aime les femmes dont je n’ai pas honte.
La vie de cet homme qui aime évoluer dans des cercles choisis, remplis de gens comme lui, cultivés, aisés, éduqués, bien nés n’est pas intéressante…. Ce n’est pas plus intéressant son incapacité à parler russe bien qu’il sache le lire et l’écrire. Encore moins cette complaisance à nous raconter combien il boit (sans manger), du vin, de la vodka.

On n’arrive même pas à plaindre la pauvre fille qui doit supporter tout ça. On pense qu’elle est bien bête de s’accrocher, qu’elle ferait mieux de lui envoyer ses quatre vérités à la figure.
Les dernières pages qui s’adressent à sa mère, l’insubmerscible Hélène Carrère (92 ans, secrétaire perpétuel de l’Académie française, auteure de nombreux ouvrages sur la Russie, que la famille Bardèche avait prise sous sa protection comme Bardèche lui-même le raconte dans ses souvenirs) sont plus touchantes.

Son grand-père maternel n’est finalement évoqué que de loin, et est surtout le prétexte à répéter que sa mère sera très mécontente de cette évocation.

Le vrai tour de force de Carrère consiste à avoir créé autour de son oeuvre, et à présent de sa personne, un fan club enviable de lecteurs (lectrices sûrement) qui le suivent quoiqu’il écrive.
C’est ainsi qu’on a pu écrire qu’un livre de Carrère se vendra, quel qu’en soit le prétexte, le yoga ou l’apprentissage de la scie sauteuse.
Carrère est certes un véritable écrivain. Il maitrise la langue, les rebondissements, la fluidité du style, le faussement « parlé ».
Mais sa vie, le récit qu’il en fait, n’arrivent pas à la cheville des romans de Balzac ou de la correspondance de Flaubert, écrite merveilleusement et sans souci d’un autre lecteur que le destinataire de la lettre.
Dommage… Peut-être devrait-il revenir à la fiction pure. Ca lui demanderait plus d’efforts mais son talent s’y trouverait récompensé.
En attendant, qu’il continue donc le yoga et j’espère pour lui qu’il peut faire cette pose (tirée du site artdeseduire.com, tout un programme..).

artdeseduire.com
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A défaut (de nouveau) de lire le livre de Raphaël Enthoven, Le Temps gagné aux éditions de l’Observatoire (mêmes raisons que pour Yoga de Carrère), j’ai relu Rien de grave (Stock, 2004) de Justine Lévy, son ex-femme (1996-2000)  et fille de son très célèbre père (BHL). C’était son deuxième livre, après Rendez-vous (1995).

gala.fr
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Je n’avais pas aimé ce livre à la première lecture. La deuxième ne m’a pas plus emballée.
C’est écrit d’une manière relâchée, entre le journal intime, l’article de magazine féminin et le billet de blog. C’est assez énervé, souvent dépressif, parfois en colère. Une mère un peu dingue (en réalité accro à l’héroïne), un père charmant mais pas très attentif, un mari obsédé par l’agrégation de philosophie à réussir à tout prix après un premier échec, sa thèse et son physique et « la très belle, la méchante, l’impérieuse » Paula/Carla « au sourire de Terminator ». Quand Carrère boit comme un trou, Justine Lévy gobe des pilules.
Evidemment, tout ça passerait mieux (comprendre « serait agréable, voire intéressant à lire ») chez un écrivain plus aguerri. 195 pages quand même….

Camille Laurens, par exemple, écrit des livres remarquables inspirés par sa vie personnelle (Romance, Ni toi ni moi, Dans ces bras-là, Romance nerveuse, etc). Il y a une intelligence digne, sarcastique et sainement méchante chez cette femme que j’adore lire.  Et je n’ai même pas envie d’en écrire davantage.
Il faut lire Camille Laurens.

rts.ch
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Alors pourquoi s’inflige-t’on la lecture de ces livres ratés, voire médiocres?
Parce que le lecteur est souvent un voyeur.
Le lecteur aime voir la vie des autres, celle qu’on lui raconte dans un roman ou celle de l’auteur lui-même. On regarde les faits-divers à la télé, on lit parfois la presse people, on lit des « autofictions »….
Et lui Carrère, pourquoi continue-t-il dans cette veine autobiographique?
Il a beau jeu de dire que tous ses livres, même les romans, parlent ou parleront de lui. Bien sûr un écrivain part de lui-même et y revient d’une manière ou d’une autre. C’est le propre de chacun que de dire les choses comme il les voit, de choisir les sujets qui l’intéressent.
Pour autant, Le Chardonneret de Donna Tartt (Plon, 2013. The Goldfinch) ne me parait pas ouvertement autobiographique. Ce très gros livre passionnant suit un adolescent qui, lors d’un attentat à la bombe dans un musée de New York, emporte avec lui un tout petit tableau d’un peintre flamant, Carel Fabritius (1622-1654. Le tableau existe vraiment et est conservé au musée de La Haye). Sa mère meurt dans l’attentat. Il est recueilli par la famille très riche d’un de ses camarades de classe. Puis il fait d’autres rencontres. Son père fantasque, escroc, joueur et menteur, joue un rôle énorme dans cette adolescence bouleversée par le deuil.

latimes.com
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Donna Tartt écrit peu et toujours des livres volumineux (Le Maître des illusions 1992, Le petit copain 2002) pour lesquels elle se plonge dans un univers inventé et qui sonne tellement vrai. Sa vie privée est privée. Elle consacre moins de temps dans les diners mondains, à donner des conférences ou des interviews que de rester chez elle à travailler. Elle se réjouit de passer autant de temps avec ses personnages, de les voir évoluer.  « C’est une vie parallèle, c’est merveilleux ».

Pour en revenir à Carrère, il  écrit parce que c’est son métier, parce qu’il gagne sa vie comme ça (romancier, scénariste, journaliste), parce qu’il séduit comme ça et que ça nourrit son narcissisme et parce qu’il a dû finir par se persuader, vu que tout son entourage le lui dit, que sa vie est « tout à fait fascinante* »… Il est probable aussi qu’il préfèrerait, à la différence de Donna Tartt, ne pas être chez lui à écrire, être ailleurs, dehors, à voir ses amis et à séduire des inconnu(e)s . Puisqu’écrire, selon lui, est une souffrance.
A propos de Yoga on peut lire ici que : »Mélanger les genres, un peu essai, un peu exposé, un peu autofiction, un peu biographie, un peu journalisme, est très intéressant, mais cela ne suffit pas à faire un livre remarquable. »
On ne peut mieux dire.

Mais Carrère doit bien se moquer de tout ça : 160 000 exemplaires tirés – et autant vendus? Probablement, à destination des gens de son « petit monde » et de ceux qui aimeraient en faire partie, celles et ceux qui sont fascinés par les vedettes que ce soit dans le monde des livres, de la télé, du cinéma, des réseaux sociaux.

La question de l’autofiction m’intéresse et j’en ai déjà parlé plusieurs fois, à propos de Lionel Duroy , Delphine de Vigan et Pascal Bruckner, et bien d’autres (Catherine Millet, Emilie Frèche, Christine Angot, Alix Etournaud, Virginie Mouzat). Le plus souvent, je trouve à ces livres un côté bancal, une fausseté de ton qui me dérange. Carrère dit que raconter sa vie est plus courant et plus naturel que d’inventer des histoires. Inventer des histoires, comme Dumas, comme Balzac, comme Flaubert ou Hugo, demande un effort et un engagement plus grands. La différence entre faire le tour du pâté de maison pour promener un chien asthmatique et courir un marathon.
J’ajoute à la liste des écrivains, romanciers de leur vie, la regrettée Muriel Cerf, si talentueuse, Colette évidemment, Simone de Beauvoir. Elle est longue cette liste d’écrivains qui se sont inspirés de leur vie pour faire une oeuvre durable.
Carrère durera-t-il? Peu lui importe sans doute du moment qu’il a son quart d’heure, et même plus, de gloire ici et maintenant.

*Clin d’oeil à Pénélope Bagieu et à sa bande dessinée Ma vie est tout à fait fascinante (Delcourt/Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2008).