De Emma Becker, j’avais lu La Maison (Flammarion, 2019, qui a eu plusieurs prix) qui narre son séjour de deux ans et demi, entre 2015 et 2017, dans une maison close berlinoise et même deux, puisqu’elle a changé de « maison » pendant cette période. Environ 3500 maisons closes, bordels, sont enregistrés légalement en Allemagne.
On ne sait pas trop ce qui relève de la fiction et du récit autobiographique. L’ensemble m’avait laissé une impression curieuse. Ce n’est pas un récit vraiment sensationnel qui éveillerait le voyeurisme. Ce n’est pas non plus un reportage ou une enquête sociologique. Pas plus qu’un récit militant. On ne peut pas dire qu’elle fait l’apologie de la prostitution en maison mais sans doute, est-ce un récit biaisé par le sentiment qu’a l’héroïne (l’autrice? ) de pouvoir s’échapper quand elle le souhaite.
C’est un récit de vie, qui raccourcit ces deux ans et demi en presque 400 pages.

Elle a écrit sur cette expérience: « Généralement les mecs profitent de la putain pendant les dix premières minutes. Le temps qui reste, ils le passent avec la maman ». Ca n’est pas sans rappeler La dérobade (Hachette, 1976) de Jeanne Cordelier (interprêtée par Miou-Miou dans le film du même nom réalisé par Daniel Duval en 1979) qui mettait en scène une jeune femme plutôt sûre d’elle, ainsi que l’écrit Becker : « En te donnant du pognon, le mec t’installe sur un piédestal ».
Sur le site de Flammarion, on trouve ces quelques lignes : «J’ai toujours cru que j’écrivais sur les hommes. Avant de m’apercevoir que je n’écris que sur les femmes. Sur le fait d’en être une. Écrire sur les putes, qui sont payées pour être des femmes, qui sont vraiment des femmes, qui ne sont que ça ; écrire sur la nudité absolue de cette condition, c’est comme examiner mon sexe sous un microscope. Et j’en éprouve la même fascination qu’un laborantin regardant des cellules essentielles à toute forme de vie.»

L’Inconduite (Albin Michel, 2022) qui succède à La Maison est exactement ça : un livre sur le fait d’être une femme.
Ce livre m’a énormément plu. J’y ai retrouvé beaucoup de sentiments, de contradictions, de questionnements et d’errements par lesquels je suis passée. Chaque femme a son parcours,certaines pourraient être choquées par celui d’Emma Becker. Elle décrit pourtant avec une certaine simplicité et beaucoup de franchise sa recherche incessante de nouveauté sexuelle, qui cache en réalité, comme le lui dit un ami, une recherche d’amour, de l’homme idéal, du partenaire avec qui tout serait possible: le sexe, la vie de couple, la vie de famille, le renouvellement, le désir qui ne s’efface pas au fi des jours, comme le Prince charmant de « et ils vécurent heureux pendant des siècles ».
C’est une femme qui se « conduit mal » mais qui n’accepte pas non plus d’être « conduite » par la vie. Elle est toujours à la recherche de quelque chose de mieux, de plus fort, de plus harmonieux, de plus satisfaisant.
Aucune ressemblance avec La vie sexuelle de Catherine M (Seuil), le roman autobiographique de Catherine Millet. C. Millet enchaîne les rencontres sexuelles, le plus souvent liées à ses rencontres artistiques et semble surtout chercher à complaire à son partenaire plus qu’à trouver sa propre jouissace. Il y a comme une frigidité qui n’est pas reconnue comme telle. Et une répétitivité de l’acte sexuel qui n’est pas très excitante – les hommes de mon entourage m’en ont parlé avec enthousiasme…
Chez Emma Becker, le coeur n’est jamais déconnecté du sexe. L’espoir de faire LA rencontre est toujours là, même quand il s’agit, en apparence, de pure distraction.

Emma Becker est une écrivaine qui sait parler des femmes en parlant d’elle-même, une véritable féministe qui ne déteste pas les hommes mais avoue ne pas toujours les comprendre.
C’est prendre un risque que d’écrire ce genre de livres qui ne relève pas de la fiction érotique mais d’un érotisme basé sur sa propre vie. On peut lui être reconnaissante d’avoir pris ce risque en évitant le glauque, le militantisme, les démonstrations inutiles ou le prosélytisme (genre la promiscuité sexuelle, c’est formidable et ça n’a pas d’importance. Ce que semble sous entendre tout le livre de Catherine Millet alors qu’au final, j’avais plutôt ressenti de l’irritation et un peu de peine pour cette femme qui se donne tant de mal pour les hommes plus puissants qu’elle).

Certes comme l’a écrit Ariana Fornia dans Libération (20 octobre 2019), Emma Becker est « blanche, bourgeoise et éloquente« , qui serait donc peu recommandable selon ces critères, – et pourtant elle écrit dans L’Inconduite: «  la raison pour laquelle j’écris si lentement, c’est que je ne peux pas pondre une phrase sans devoir penser aux Grands Ecrivains Français et me souhaiter la confiance d’un homme blanc médiocre« . Cette citation est extraite de deux pages qui n’ont rien à envier à Virginie Despentes.
Il y a aussi ces pages drôles et tristes à la fois où elle raconte le fantasme que suscite un échange de mails avec un réalisateur/écrivain Vincent (Emmanuel Carrère, comme cela a été dit). Quand elle le voit « en vrai » à Paris, elle comprend qu’il n’est pas intéressé par elle, ni par la possibilité d’une liaison avec elle et en déduit qu’elle et lui ne sont pas de la même classe sociale, sa vie à elle étant bien pauvre par rapport à celle de Vincent. Ce constat est finement analysé et écrit. Comme par exemple, « c’était l’odeur de la classe moyenne que Vincent sentait sur moi. » « Je pue les soucis qu’ils ont mis deux décennies à digérer ». Suit le récit d’une soirée où elle rencontre la femme de Vincent, qui « portait des vêtements simples et chers, un coiffé-décoiffé savamment élaboré » et affronte le « rire tendrement condescendant » des hommes plus âgés, « comme une tape sur la croupe d’un chiot qu’on renvoie à sa niche ».
A lire donc.

A lire également:

 Maryse Choisy. Un mois chez les filles. Stock, 2015 (réédition de la parution de 1928 aux éditions Montaigne). Maryse Choisy, journaliste, fait une enquête en immersion dans les milieux de la prostitution parisienne en 1928. Le livre s’est vendu à l’époque à 450 000 exemplaires.
Premières lignes du chapitre IX intitulé « Jeune fille de la maison au Fétiche »:  Ca tiendrait dans un mouchoir de vierge. C’est un bar très bien. Le Fétiche était un bar pour les femmes qui aiment les femmes.

Jean Feixas. Le ruban. Le siècle extravagant de la prostitution de rue, 1850-1950.  Gawsewitch éditeur. Beaucoup de photos.

Belle de Jour. The Intimate Adventures of a London Call Girl. Phoenix 2005

Jacques Termeau. Maisons closes de province. L’amour vénal au temps du réglementarisme. Préface de Alain Corbin (qui a écrit Les filles de noce, misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1978) et Michelle Perrot, l’historienne des mouvements féministes. Editions Cenomane, 1986. Trouvé chez un bouquiniste des quais parisiens.

Laure Adler. La Vie quotidienne dans les maisons closes de 1830 à 1930, Hachette.

Ira Ishida. Call-Boy. Picquier Poche. 2011

Les romans de Camille Laurens, qui n’ont rien à voir avec l’univers de la prostitution et sont formidables, comme ceux de Marie NDiaye, Laurence Cossé et bien d’autres….