Parfois il est utile d’aller voir un film pour des mauvaises raisons.
Je suis allée voir « Tirez la langue, Mademoiselle » d’Axelle Ropert à cause de l’affiche, un peu comme on achète un livre à cause de la couverture.
Je suis allée voir « Tip Top » pour deux (mauvaises) raisons :
Premièrement, parce que Serge Bozon est le père des enfants d’Axelle Ropert et son compagnon de toujours, -ils se sont rencontrés au lycée Henri IV à Paris (plus snob, tu meurs, mais passons).
Secondement, parce que le film ne passerait plus le lendemain en salle. Bozon jouait d’ailleurs dans le film de Ropert le rôle d’un ami de ces deux médecins et qui est atteint d’une sclérose en plaques.


Deux « mauvaises » raisons donc.
En tout cas, je n’y suis pas allée à cause de l’affiche qui ne veut rien dire et que je trouve rebutante.
Ni à cause des actrices. Je n’aime pas particulièrement Isabelle Huppert, sauf chez Benoit Jacquot (elle est sublime dans « L’Ecole de la chair ») et chez certains Chabrol (« Une affaire de femmes » et « Madame Bovary »), et pas plus Sandrine Kiberlain.
Je n’y suis pas allée non plus à cause des critiques, ça aurait même dû être le contraire. Après avoir jeté un oeil aux critiques, celles des « pros » et celles de blogs et spectateurs lambda, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, sinon à un film raté. Je m’étais même assise pas trop loin de la porte pour pouvoir partir si c’était aussi insupportable que les critiques semblaient le dire.

Deux inspectrices des Boeufs-Carottes, la « police des polices » débarquent dans une petite ville du Nord. Esther Lafarge (Isabelle Huppert) est une femme

expérimentée et redoutée, elle est flanquée de Sally Marinelli (Sandrine Kiberlain) placardisée pour « comportements contraires à l’éthique de la police », elle est « une grosse grosse mateuse » comme elle le dit elle-même.

La communauté algérienne, les mariages mixtes, les rencontres à l’extérieur dans des friches, sont omniprésents dans le film. L’occasion de cette inspection est la mort d’un indic d’origine algérienne qui travaillait avec Robert, flic de terrain (François Damiens) et à qui était mariée Audrey, jouée par Karole Rocher.

Les contacts physiques entre les protagonistes sont fréquents et violents tout au long du film qui s’ouvre par une bagarre et se clot sur une étrange scène où Huppert, armée d’un marteau, menace Kiberlain et le mari de cette dernière. D’autres corps à corps de genre divers se déroulent dans le film comme pour exprimer que les personnages ont tous besoin d’une vie physique et émotionnelle intense : Audrey se bat avec son ex-belle-mère, Sally montre ses seins depuis sa chambre d’hôtel au beau gosse qui se lave dans une cuvette de l’autre côté de la rue, dans sa petite chambre sous les toits, Esther a de drôles (c’est un euphémisme, mais je préfère ne rien dévoiler) de rapports amoureux avec Gérald son mari (étonnante apparition de Samy Nacéri), les indics dansent sur des chorégraphies inspirées par le patinage artistique, les enfants se jettent à l’eau.
Les gens crient ou se taisent, transpirent ou meurent brutalement.
Huppert, dans son tailleur d’un bleu violent (on dirait un emballage de produit WC), use d’une tactique intéressante pour perturber ses interlocuteurs, elle scande en boucle les mêmes questions, tape du plat de la main sur la table, se met à crier comme une vraie dingue. Et cache ainsi le visage de l’enquêtrice qu’elle ne cesse jamais d’être.

Les critiques ont reproché à ce film un faux côté loufoque, un scénario inexistant, un « grand n’importe quoi » (Première),un « brouillon surréaliste » (A nous Paris), ont dénoncé « l’humour gras des scènes » (Journal du Dimanche), un « humour hors champ » (Elle).. Il n’y a que Libération qui ait vraiment aimé et qui a fait une excellente, bien qu’un peu décalée, interview du réalisateur.

Hé bien, tous ces critiques, les professionnels comme les spectateurs ordinaires, doivent voir trop de films formatés, trop de nanars américains, trop  de comédies dans le genre « L’arnacoeur » (qui m’a profondément ennuyée par sa banalité et le jeu médiocre des deux acteurs principaux, Vanessa Paradis n’étant pas meilleure actrice que chanteuse, mais très bonne gestionnaire de son image et de ses revenuus), trop de films en 3D, trop de beaux et jeunes acteurs, trop de je ne sais quoi car ce film est génial …
Je l’ai adoré.
D’un bout à l’autre.
Ca ne m’était pas arrivé depuis longtemps.
Au début j’étais seule dans la salle puis on s’est retrouvés à trois. Un vieux type, un jeune type et moi, une femme plus très jeune. Le vieux type a ri très fort pendant les 5 premières minutes puis plus du tout. Alors que j’ai ri, fort à l’occasion, bien après lui. Il n’a pas dû aimer lui ce film qui n’est ni déroutant, ni absurde, mais tout simplement fabuleux.
On rit, on sursaute, on est fasciné par ces caractères foutraques, tordus, qui obéissent à leur logique personnelle et aux méandres de leur métier. Damiens comme Huppert sont des flics passionnés par leur métier. Ils sont en représentation comme des acteurs. La manière dont Damiens arrive le dernier dans le commissariat en jouant les dandys alors que Huppert a déjà salué tout le monde est un petit morceau d’anthologie à lui tout seul….


Dès qu’ils sont seuls, le masque tombe. Huppert comme Damiens réfléchissent, progressent, avancent dans leur enquête. L’un et l’autre ont des personnalités bi-polaires, tantôt excités, tantôt abattus. Kiberlain, elle, suit son obsession habituelle : mater les gens… Les personnages secondaires sont imprévisibles et impulsifs, englués eux aussi dans des vies qui semblent se dérouler malgré eux.
Tous ces gens, on pourrait les croiser, on les a même déjà croisés. Des fous ordinaires, des excentriques du quotidien qui essaient de garder un peu d’eux-mêmes au-delà des aléas de la vie. Les policiers en particulier sont souvent de drôles de gens. A force d’entendre et de voir la nature humaine dans tous ses détails, remugles et replis, ils/elles développent des goûts et des marottes qui leur permettent de garder un peu de stabilités.

« Tip Top » est un film à voir.
Reconnaissons que j’écris rarement ce genre de phrase.
Il ne se veut pas drôle, il ne se veut pas excentrique, je me demande au fond si ce n’est pas un des films les plus réalistes que j’ai vus ces dernières années mais qui n’use pas de ce réalisme lourd et bien senti qui plombe l’heure et demie qu’on passe sur un siège. Non de ce réalisme qui vous fait recourir à l’humour devant des situations pénibles, ingérables ou imprévues. Parce qu’on n’a pas le choix, parce que l’humour est parfois la seule manière de garder sa dignité.
Contrairement à ce que disent les critiques, il y a une vraie histoire avec un rebondissement final assez surprenant, non pas tant du point de vue du scénario que par ce qu’on apprend sur le personnage d’Esther Lafarge/Isabelle Huppert, bien plus rusée qu’il ne parait, rebondissement suivi d’une chute cocasse qui remet le film dans le dérapage contrôlé qui lui a servi tout du long.
C’est original. Finement étudié sur le plan psychologique, parfaitement cohérent sur le plan narratif et extrèmement bien joué.
Un article de Jacques Mandelbaum dans « Le Monde » cite le grammairien Pierre Fontanier qui définit le « paradoxisme » : « alliance de mots qui frappent l’intelligence par le plus étonnant accord et produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus énergique ». Parfaite illustration de ce film.
Que voulez-vous de plus? Une photo de Serge Bozon?

Serge Bozon

Et une d’Axelle Ropert puisqu’elle n’apparait pas, en personne, dans mon post précédent.

Axelle Ropert