De Susan Faludi, journaliste américaine, je connaissais Backlash, The Undeclared War Against American Women/la guerre froide contre les femmes (Backlash qu’on pourrait traduire par retour de manivelle, mais le titre américain n’a pas été traduit dans la version française, éditions des Femmes 1993) que j’avais acheté en anglais et en français. Après cet ouvrage devenu un classique du féminisme, elle a publié ce qu’on pourrait considérer comme l’autre côté du miroir, le revers de la même médaille: Stiffed,The Betrayal of the American Man en 1999.
En 2016, elle publie In the Dark Room/Dans la chambre noire (Fayard). C’est le récit complexe d’une enquête qui porte sur ses origines juives hongroises (par son père),  la nature des relations familiales au fil des générations, l’histoire de la Hongrie et, en premier lieu, comment un homme âgé décide à 77 ans de devenir  une femme.
En 2004, Faludi reçoit un mail de son père dans lequel il l’informe, photos à l’appui, qu’il est devenu une femme et qu’il faut dorénavant l’appeler Stefanie. Steven Faludi avait quitté les Etats-Unis une quinzaine d’années auparavant pour retourner vivre à Budapest. Là il a mûri sa décision, s’est fait opérer en Thaïlande avant de revenir finir ses jours dans son pays natal.
Faludi n’avait depuis 25 ans quasiment aucune relation avec son père. Suite à ce mail, elle décide d’aller le voir à Budapest. Après ces retrouvailles, elle se lance dans un travail de recherche à la manière américaine qui va au-delà de la vie de son père. Elle se documente aussi sur la question des transexuels et des Juifs en Hongrie pendant et après la Seconde Guerre Mondiale – les migrations, les changements de nom. Au fil des pages, on découvre ses rencontres avec d’autres transexuels, pour certains opérés en Thaïlande comme son père, comme celles avec des membres de sa famille paternelle en Israël.
De multiples questions se posent à elle. Pourquoi son père n’a -t-il  gardé que très peu de contacts avec sa famille? Pourquoi, alors qu’il était installé au Brésil comme photographe, décide-t-il de partir aux Etats-Unis, puis beaucoup plus tard de revenir en Hongrie? Pourquoi devenir une femme alors qu’il avait été un homme plutôt macho, voire violent, bien que de carrure modeste?
Susan Faludi parle peu de sa mère et de son frère. Ses questionnements semblent parfois naïfs. Elle évoque  de manière détachée, presque médicale, les étapes d’un changement de sexe (d’homme à femme), celui de son père dont elle déchiffre les pièces du dossier médical constitué pour l’opération, comme d’autres hommes, sans jamais dire ce qu’elle ressent au fond d’elle.
Son père est fuyant, ne veut rien expliquer et parle, contraint et forcé, de son passé le plus intime, dévoilant peu à peu des archives et acceptant de se rendre en divers endroits liés à son enfance hongroise.
Sans que ce soit dit ainsi,
on comprend que son père, fils unique d’un couple peu aimant à son égard, a pu rechercher avec ce changement de sexe les petites attentions qu’il n’a pas reçues enfant. En effet, il répète souvent que, comme femme, il lui est beaucoup plus facile d’obtenir des choses. Lui-même a reproduit le modèle de ses parents : une vie de famille sans chaleur ni affection. Faludi en a été affectée et n’a jamais voulu avoir d’enfants.
Tout ce livre est traversé d’une grande patience de cette femme pour cet homme qui a été si longtemps absent, souvent acariâtre, irascible et très secret,  mais qui lui permet tardivement de renouer les fils de son  histoire, de sa généalogie. Elle évoque la honte qu’elle ressent à avoir laissé tant d’années passer sans lui parler, le fait qu’elle l’a privé de petits-enfants. C’est un document de piété filiale autant qu’une recherche de mise en contexte. C’est un livre de journaliste habituée à rechercher et exploiter des documents et des témoignages mais qui ne souhaite pas étaler ses propres sentiments de manière trop directe. Parfois long, il est souvent surprenant et émouvant.

Après l’avoir fini, je me suis demandée ce que mon père, s’il n’était pas mort il y a 40 ans, aurait dit de sa mère, une femme méchante et perverse, dont il n’avait jamais réussi à s’éloigner. Aurait-il pu expliquer ses choix, aurait-il reconnu ses erreurs, surmonté son alcoolisme et sa dépression? Aurais-je eu des conversations avec lui ou bien, aurait-il, comme le père de Faludi, éludé les sujets?
Peut-être faut-il un évènement extraordinaire pour enfin lever le voile avant qu’il ne soit trop tard.
Pour développer enfin les négatifs.

Le titre porte une double signification : la chambre noire est celle du photographe, son père ayant longtemps travaillé pour le groupe Condé Nast pour qui il retouchait des photos de mode. Cette chambre est aussi celle(s) où son père a gardé tous ses secrets. Il est mort en Hongrie en 2015 à 88 ans.

 

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www.abc.net.au/ Photo prise en 2008 en Hongrie par le mari de Susan Faludi