Je viens de finir le livre que Philippe Lançon a écrit suite à l’attentat au journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015.
Quand il est sorti, je n’avais pas eu envie de le lire malgré les critiques unanimement élogieuses – mais peut-on se fier à l’unanimité dans un contexte pareil? Je craignais que ce soit  un petit livre sec.
J’ai découvert 500 pages incroyables d’intelligence, souvent distanciée, parfois narquoise. L’ironie face aux évènements, aux personnes, à soi-même sauve de beaucoup de choses.
De même que l’adhésion totale à ce qu’on vit, au milieu où on est forcé de passer des jours et des semaines, voire des mois.
Et encore, la séduction qui est une arme puissante.
Lançon parle de tout ça, sa vie, la vie autour de lui, les relations entre lui, l’univers hospitalier, ses proches très présents, les policiers assignés à sa protection…

Le récit de Lançon de ses séjours à la Salpétrière, puis aux Invalides (où il est resté 7 mois), m’a rappelé mon séjour à Garches puis à Fernand-Widal lors de mon hospitalisation très brutale. Bien sûr, j’y suis restée moins longtemps que lui et les circonstances étaient différentes. Pourtant être arrachée à son quotidien pour se retrouver en réanimation, puis sur un lit d’hôpital, sans savoir quand on rentrera chez soi, ni dans quel état et pour retrouver quelle vie, nécessite de trouver en soi quelque chose qui permet de tenir.

A la différence de Lançon, je n’ai eu quasiment aucune visite pendant ces deux mois. Le premier mois, août 97, tout le monde était en vacances. Le second, ce n’était pas mieux.  Personne n’a le temps de venir à l’hôpital et je n’avais pas envie de quémander. On parle d’une époque où peu de gens avaient un téléphone portable, où les tablettes n’existaient pas, où on se retrouvait un peu démuni devant les longs après-midi vides de toute occupation … Lançon a beaucoup de visites, il est très soutenu par son frère, ses parents, ses amis et amies, ses amoureuses, passées ou actuelles. Pourtant, parfois, il est fatigué, il a besoin d’être seul. La barrière entre les bien-portants et les malades se rappelle à lui et aux autres.
« Les mots communiquent mal aux bien portants un travail du corps qui les inquiète et auquel, pour la plupart, ils sont étrangers. […] La maladie n’est pas une métaphore; elle est la vie même« .

Les pages où il raconte la visite de François Hollande, alors Président de la république, accompagné de Martin Hirsch, directeur de l’Assistance publique et Laurent Joffrin, alors directeur de Libération, est un chef d’oeuvre d’observation ironique.
 » De près, François Hollande était beaucoup plus élégant que de loin, et la première chose que j’ai remarquée, outre son teint agréablement rosé et sa peau légèrement maquillée, c’est la coupe parfaite du costume sombre et le regard amusé, presque primesautier, qui, sous les fines lunettes mettait à distance, comme un épouvantail efficace mais discret, tous les affects« .
Il poursuit : « Le regard de Hirsch, également sous lunettes, était celui d’un courtisans; pointu, sauvage et aux aguets -légèrement ivre d’être là où ça se passait« .
On dirait du Saint-Simon, du Balzac, du Flaubert.
 » Ces deux hommes [Hollande et Joffrin …] m’ont comme retrempé dans ce que je pouvais attendre de la civilisation : une distance curieuse et courtoise, sensible à l’autre sans excès d’émotivité, une compassion qui ne renonce ni aux besoins de la légèreté, ni aux bienfaits de l’indifférence« .
Puis sa chirurgienne, Chloé, dont il parle beaucoup, entre dans la chambre et le séducteur se réveille en Hollande qu’à ce moment Lançon compare au « jouisseur Philippe d’Orléans » avec « sa morale paisiblement relâchée« .
Ces phrases sont sublimes.
Beaucoup d’autres le sont et chaque lectrice et lecteur y trouvera son bonheur.

Lançon parle des livres qui l’accompagnent :  les lettres de Kafka à Milena (« S’allonger dans un jardin et tirer de la maladie, surtout si elle n’en est pas une, le plus de douceurs possible« ) , La Montagne magique de Thomas Mann, de la poésie, La recherche de Proust. Il pense à Pascal (Blaise).
J’avais un tome ou deux de Balzac en Pléiade, c’est tout ce dont je me souviens. La recherche aurait été bien aussi.
Quand il parle de son retour chez lui, je me suis aperçue que je n’ai aucun souvenir du retour chez moi, ni d’ailleurs du transfert entre Garches et Fernand-Widal. Je vivais seule, en plein dans un divorce très compliqué, très difficile et j’étais surtout préoccupée de retrouver mon fils de deux ans que j’avais dû laisser deux mois et qui était trop petit pour que cette absence dure.

Il y a quelque chose de stoïque chez cet homme, quelque chose dont il ne devait même pas savoir qu’il avait ça en lui avant cet attentat. La maladie révèle l’être humain dans ses dimensions les plus profondes, les plus inattendues, y compris pour soi-même.
« Je pleure sur ma vie perdue, je pleure sur ma vie future, je pleure sur ma vie obscure, mais  vous ne me verrez pas pleurer ».

Le lambeau devrait être un livre de chevet pour toute personne hospitalisée.
Il enseigne, à la manière d’un maître zen (sans fioritures, sans concessions, sans beaucoup d’illusions mais sans lâcher prise non plus), comment vivre sa vie d’hôpital.

On est loin, très loin, des pleurnicheries de Carrère et des vantardises de Debré.

Ce livre a eu le Prix Femina et le prix spécial Renaudot en 2018.